Le kleenex ou la corde ?

Ce soir alors que je revenais en salle des profs après une journée bien remplie, j'ai dû tendre une oreille attentive et une épaule secourable à ma collègue de lettres qui sortait d'un cours avec nos élèves de seconde.
Voici la cause de son désespoir :
"Sortez tous votre texte - La Chevelure de Charles Baudelaire"

O toison, moutonnant jusque sur l'encolure!
O boucles! O parfum chargé de nonchaloir!
Extase! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir!

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique!
Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour! nage sur ton parfum.

J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l'ardeur des climats;
Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève!
Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts:

Un port retentissant où mon âme peut boire
A grands flots le parfum, le son et la couleur
Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur.

Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse
Dans ce noir océan où l'autre est enfermé;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaumé!

Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues
Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m'enivre ardemment des senteurs confondues
De l'huile de coco, du musc et du goudron.

Longtemps! toujours! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde!
N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir?

Elle est suffoquée par la beauté du texte.
Lui, l'élève lambda, lève le doigt au fond de la salle :

- heu Madame, ça existait déjà l'Oasis du temps de Baudelaire ?

Comments

[Hermione]

J'ai eu droit à ce genre de réaction mais pas en cours, en sortant du théâtre où avec une copine, on avait vu une magnifique mise en scène du Cid. On était en train de partager nos impressions (des frissons partout, pour faire simple), quand un groupe d'élèves venus avec leur prof sont passés en brâmant qu'ils n'y avaient rien compris et que franchement, ils auraient préféré faire autre chose (et je reste polie). Comme tu dit, après avoir été bouleversé par un texte, la redescente sur terre par le biais des élèves est parfois bien rude...

[stagiaire]

Il paraît que ça fait mal ce genre de choses.. J'attends encore (en l'appréhendant bien sûr) le moment où un élève me "gâchera" un texte...

[Cactus]

Kleenex ! Et puis franchement, "oasis" et "gourde" dans le même vers, il fallait s'y attendre non ? En même temps, s'il pose la question, c'est que ça lui semble étrange, c'est déjà pas mal non ?

[Rose-Abby]

allez faut se dire qu'au moins il a lu jusqu'au bout donc il sait...lire......
bon je sais ça va pas suffir à lui remonter le moral.......[IMG]http://smileys.sur-la-toile.com/repository/Confus/0010.gif[/IMG]

[Polysémie]

J'ai remarqué que Baudelaire provoquait souvent des réactions très épidermiques chez ses admirateurs (dont je suis, inconditionnellement). Je me souviens de notre prof de lettres en 1ère qui après nous avoir lu le Voyage, les larmes aux yeux, nous avait intimé l'ordre de nous taire pour ne surtout pas gacher cette oeuvre. Je me suis fait la réflexion souvent que ce n'était décidément pas une oeuvre scolarisable. Mais alors, ou en prendre connaissance? Eternel dilemne.

Pour autant, je dirais ni kleenex, ni corde. On n'a pas tous la même sensibilité à l'art et qui plus est à cette forme d'art qu'est la poésie. Et quoiqu'on en dise ("hypocrite[s]lecteur[s]" que nous sommes), nous savons que La Chevelure de Baudelaire est un chef d'oeuvre parce qu'on nous a auparavant donné les clés pour le comprendre, la compréhension de la poésie et de l'art en général ne tombe pas du ciel. A partir de là, cet élève ne se rendait tout simplement pas compte de l'incongruité de sa question. Une classe n'est pas un ensemble de pairs animés par la même passion pour la littérature, ou l'histoire, ou que sais-je encore. C'est un ensemble hétéroclite représentatif, un peu, de la diversité d'une génération donnée à un moment donné, à un endroit donné. Mais pour un élève manifestement un peu prosaïque, combien ont été eux aussi touchés, émus?